Un type vint vers moi.
Cinq minutes s’étaient écoulées depuis que j’étais sorti de la station de métro McGill, me demandant quelles surprises me réservait cette marche nocturne. Il fumait une cigarette et surgit à ma gauche, d’un pas sans direction. Il me demanda si je parlais anglais. Ralentissant ma cadence, je lui répondis calmement que oui. Il me dit à quel point il était soulagé ; que je parle anglais, car il venait de telle ville et de telle province anglophones ; et aussi que je ne l’aie pas repoussé, geste dont il avait été à répétition la victime durant les dernières heures qu’il venait de passer sur les rues de Montréal. Il me demanda si je vivais ici. Je dis que oui. Il m’exposa quelle impression d’accablement cela lui faisait, cette apparence de froideur et de manque de gentillesse des gens d’ici, qui l’avaient ignoré ou encore lui avaient enjoint de se trouver un emploi, comme s’il était un itinérant ordinaire. Je dois admettre qu’il me faisait un peu cette impression même, sauf que son visage et ses vêtements noirs étaient trop propres, sa voix trop claire et posée. Une voix plaisante à écouter. Il me raconta qu’il était habitué à sa ville de trente mille habitants et qu’il avait été un honnête citoyen qui avait travaillé durant la majeure partie de sa vie ; qu’à cause de cela il n’éprouvait aucune honte à quémander de l’argent maintenant qu’il était dans le besoin. Il me confia à nouveau, avec ses dents noires et sa langue éloquente, à quel point il appréciait qu’une personne, enfin, s’arrête et l’écoute.
Nous nous installâmes sur le trottoir, du côté de la rue, tandis que les yeux de l’homme perdaient de leur lassitude. Nous échangeâmes une poignée de main. Son nom était Mike et le mien était Sam. Sa main n’avait pas enveloppé la mienne comme font les bonnes poignées de main ; à la place, ses doigts avaient agrippé ma main au-dessus du pouce. Pendant qu’il commençait à me raconter son voyage (de sa ville natale à ici), l’impression bizarre demeurait sur ma main. J’écoutai sincèrement son histoire. Il dit que ça lui avait pris dix heures et sept autobus pour arriver jusqu’à Montréal et qu’il devait trouver un certain établissement médical dans cette ville. Il divagua un moment à propos des établissements médicaux de Montréal, regardant à gauche et à droite avec une nervosité croissante. Lorsqu’il fit une pause, je lui dis que j’en savais très peu sur les hôpitaux tels qu’ils existent aujourd’hui, puisque je n’avais jamais eu recours aux médecins ni à leur médecine. Il sourit et me dit qu’il avait vécu tout pareil… jusqu’à maintenant. Sa condition présente demandait qu’il donne suite à une prescription médicale ; c’est alors qu’il produisit une feuille de papier remplie d’une élégante calligraphie à l’encre bleue et de quelques chiffres, dont certains étaient encerclés et surlignés. Pendant qu’il m’en indiquait quelques-uns du doigt et m’expliquait qu’il lui manquait 28,46 $ pour se procurer les médicaments prescrits, je contemplai ses deux petites dents jaunes et noires très irrégulières, plantées sur une gencive inférieure rose et noire qui s’agitait de haut en bas tandis qu’il m’expliquait sa situation. Il pointait et retournait la feuille dépliée sous nos têtes. Je me demandais comment ce devait être pour lui de manger. Il me dit que le mieux que le gouvernement pouvait faire pour lui en ce moment était de lui payer l’hôtel pour cette nuit ainsi que son transport jusqu’à Boston, où on effectuerait une chirurgie spéciale sur son corps. Il dit qu’il devait se faire enlever une tumeur. Sans hésitation, Mike releva son polar et sa chemise, révélant sur son ventre la plus grosse difformité que j’ai vue de ma vie. Chaotique, elle était plus grosse qu’une tête et en avait étrangement la forme. La tumeur présentait les mêmes creux et bosses que s’il y avait un énorme crâne oblong à l’intérieur de ce ventre. Celui de Mike. Il me dit que la tumeur avait consumé une part significative de ses intestins. Il me dit que ce genre de chirurgie échouait dans 70% des cas. L’espace d’un instant, une vague de tristesse passa dans ses yeux, lesquels reprirent rapidement leur ferme détermination. Il ramena notre attention au papier marqué de plis, ses doigts retrouvant le 28,46 $ cerclé de jaune au milieu de la page. C’était tout ce qu’il lui manquait pour survivre cette nuit-là. Il m’expliqua — entre autres choses dont je ne me souviens pas — que, dans moins d’une heure, s’il ne prenait pas la médication prescrite, son corps tomberait en paralysie. Je compris à ce moment-là pourquoi il portait un bandeau noir. La meilleure des raisons, en fait, tout à l’opposé de celle qu’on aurait pu croire à première vue — que ce type d’environ quarante ans faisait parti d’un gang de rue qui ne se vêtissait, sournoisement, que de noir. Non. Il avait le cancer. Un cancer de la taille d’une tête, grandissant dans ses tripes, faisant la guerre à son hôte, mon interlocuteur, Mike.
Mon sac à dos avait été ramené sur l’avant depuis quelque temps déjà, appuyé sur mon ventre, et ma main attendait, prête à y plonger en quête de mon portefeuille. L’honnêteté de la voix, la sincérité de la personne, sans mentionner la bosse maintenant apparente sous ses vêtements, cela avait suffi pour que je décide de donner à cet homme ce dont il avait besoin. J’ai toujours été généreux de mon argent, parfois jusqu’à la naïveté ; je me trouve heureux chaque fois que cela m’obtient un sourire, qu’il soit trompeur ou véridique. D’une façon ou d’une autre, cela les rend heureux, c’est ce que je me dis. Mike continua de parler un moment de moyens de transport et de sa situation, sans oublier de mentionner que son gouvernement allait rembourser toutes les dépenses de son voyage pour sa survie, nommément les 80 000 dollars américains que coûtait sa chirurgie, même s’il n’avait que 30% de chances d’y survivre. Tandis que je lui donnais un billet vert de vingt dollars et un mauve de dix, je lui demandai de ne pas me renvoyer l’argent une fois qu’il serait remboursé, mais de le donner à quelqu’un qui en aurait réellement besoin, comme lui en avait besoin maintenant. Il me fit également le cadeau de reconnaître que l’argent n’était pas la seule chose dont il avait besoin ce soir-là, en acceptant sincèrement une accolade en plus de l’argent. La plus précieuse partie de notre rencontre était la connexion. Nous nous serrâmes les mains. Il me dit, en puisant les mots dans son cœur et en agitant les rectangles de plastique vert et mauve que je lui avais donnés, que l’argent était moins important pour lui que toute l’écoute que je lui avais accordée après cette nuit dans les rues hostiles de Montréal. Nous nous fîmes un beau calin en guise de reconnaissance, une de mes mains retenant mon sac et une des siennes se tenant près de son ventre déformé, deux bras enserrant fermement deux corps à moitié étrangers. Nous échangeâmes un bref regard, une douleur se faisant sentir là où mon corps avait touché la tumeur de Mike. Je plaçai une main sur la douleur et l’autre sur le cœur de l’autre homme, et imaginai de l’amour guérissant dans nos corps. Je gardai mes yeux fermés, nous guérissant tous les deux. Après un moment, sa main vint se poser sur la mienne en signe de chaleureuse et aimable reconnaissance. Il me dit merci. Il voulait continuer. Je ne m’en rendis pas compte, mon corps étant si submergé, que mon esprit n’était pas tout à fait clair et présent. Quelques mots sourds avec l’intention d’atteindre l’autre, mais lancés dans les airs, suivis d’une seconde accolade semi-intentionnelle et j’étais parti.
Je marchais sur l’air, heureux d’avoir pu venir en aide à un de mes frères, sautillant de temps en temps, m’arrêtant pour toucher un arbre ou parler aux gens sur mon chemin vers la maison. C’était une longue marche. Tout en marchant, je me demandais pourquoi je n’avais pas conté à Mike ma propre histoire de la soirée. Pourquoi j’étais sorti du train sur un coup de tête trois stations avant la mienne, un coup de tête que je ne m’expliquais pas à moi-même, tellement elle était illogique ; pourquoi, sur un second coup de tête, j’avais traversé la rue du côté opposé à celui qui menait le plus directement chez moi, encore une fois pour aucune autre raison que celle de suivre l’impulsion du moment. Sans ce carpe diem, je n’aurais jamais rencontré Mike sur le trottoir. Je voulais revenir sur mes pas en courant pour lui dire tout ça, pour qu’il sache que l’univers était avec lui.
Sur le dernier droit menant à la maison, je réalisai que la partie la plus importante de ma sortie n’avait pas été d’aller visiter une boutique de tatouage et un restaurant hawaïen ou de bavarder avec des gens sur le trottoir. Le moment le plus important de mon petit périple avait été ma rencontre avec Mike. Je lui avais peut-être bien sauvé la vie cette nuit-là avec un simple trente dollars ; mais ce dont il avait le plus besoin était sûrement un peu de gentillesse, une oreille attentive pour l’écouter. La preuve qu’il allait se tirer vivant de son cancer et aussi le courage d’y arriver. J’aurais voulu marcher avec lui jusqu’à la pharmacie ; peut-être allait-il avoir besoin d’assistance pour que son anglais soit bien compris si la personne au comptoir ne parlait que le français. Une chose était claire, cependant. Mike avait eu besoin d’un ami à ce moment effrayant de son existence. J’aurais voulu être resté plus longtemps, plutôt que de réduire la distance entre mon dos et mon lit. Il m’avait remercié en utilisant mon nom à un moment donné : « Thank you Samuel ». Je ne me rappelle pas avoir prononcé le sien une seule fois, même si je me souvenais que c’était Mike. Le meilleur avait été presque atteint, mais fut perdu dès l’instant où mon esprit perdit son focus sur le moment présent. Mon nouvel ami, loin de chez lui, avait besoin d’un ami, il avait besoin qu’on l’écoute, mais il avait aussi besoin d’échanger : prendre, donner, prendre, et ainsi de suite. J’avais seulement donné, écouté, donné, puis m’en étais allé. Mais la pièce manquante à ce « donner » était de partager. Nous avons manqué l’occasion d’une conversation entre amis. Elle me manquait, en ce moment de réalisation — en ce moment où il était désormais impossible de la faire naître.
Carpe diem s’en serait souvenu, il aurait honoré le tout nouvel ami et aurait voulu goûter du fruit de cette nouvelle amitié. Tout n’était pas perdu, cette nuit avait été bonne. Seulement, cela aurait dû être mieux ; un mieux à jamais perdu, maintenant. C’est tout ce que je pus faire à ce moment. Et c’est ça qui compte, et je m’aime pour ça.
Traduit de l’anglais par Fred Lemire