Ce qui suit est une lettre ouverte à personne en particulier, à une multitude en général. L’on peut s’y reconnaître comme destinataire si l’on souhaite — ou malgré soi, ce qui est plus probable. Je salue d’avance ceux dont la position sera plus atypique, ou qui s’identifieront au destinateur. De fait, ces derniers représentent peut-être l’espoir secret de ce texte, sa raison d’être.
Tu t’es encore fâché. Pourquoi chaque fois te fâches-tu ? Tu voudrais que je te laisse parler, n’est-ce pas, que j’acquiesce, que je renchérisse, oui, mais pas que je remette en question tes présupposés ? Toi qui es intelligent, tu relaies un tel bagage de valeurs « préconvenues »… elles ne choquent personne, tout un chacun les accepte comme fondement de ton discours… mais pas moi. Tes « cela va de soi » m’agacent. Tes présupposés sont convenus, ils sont statiques. Ils sont les points sensibles de ton discours, son ombre, sa face intouchable. Tu ne seras pas d’accord, et pourtant… jamais tu ne me les laisseras critiquer, ou même questionner… tu réagiras au quart de tour, n’en reviendras pas que l’on ait le front ou l’étourderie de questionner de tels universels, ou bien te fâcheras sans trop t’expliquer pourquoi. On restera donc au même point, et aucun de tes fondements ne sera même soupesé. Mais tu sais que je ne te laisserai pas tranquille tant que nous daignerons discuter : tes « évidemment, l’on convient que… » ne me convainquent pas.
Évidemment, l’on convient que la violence est à éradiquer… Évidemment, l’on convient que la guerre est en soi inacceptable… Évidemment, l’on convient que les gouvernements nous manipulent… Évidemment, il faut éradiquer la faim dans le monde…
Évidemment, le pouvoir et l’argent corrompent par nature…
Tu ne te vois pas aller. Ils sont si lourds, ces présupposés, là au creux de tes affirmations ou de tes indignations, qu’ils les attirent irrésistiblement vers le bas. Ne peux-tu voir qu’il n’y a pas de fondement absolu ? Comment, toi qui es autrement doué de sens critique, peux-tu laisser quelque notion que ce soit régner ainsi en reine incontestée sur ta pensée ? Je sais que tu veux voir clair, comprendre… tu crois même que tu es du bon côté, du côté moral.
Et moi je suis une bête, un ogre. C’est cela, non ? Comment ne puis-je agréer de l’inacceptabilité de la guerre ? Et les innocents ?! Et les gens qui meurent de faim ? Je m’en fous il faut croire… c’est ce que tu me diras, non ? Voilà ce qu’il m’en coûte de parler avec toi – c’est-à-dire de ne pas me contenter d’écouter. Tu t’émeus et me voilà du côté de l’ennemi, et vite ! Si je ne suis pas contre, je suis pour… logique ! Et tu m’exaspères, parfois, tant et tant, que j’ai bien envie de les défendre pour vrai, les massacreurs, les salauds, les fameux méchants, puisque de toute façon c’est le rôle dans lequel tu me cantonnes – et je ne dis rien des fois où il y a des gens ! Parfois, je me ferais moi-même méchant, en chair et en os, par pure joie cynique, la tête chaude et les lèvres retroussées sur les dents, pour te démontrer je ne sais quoi, ou pour me défouler…
Mais sérieusement, est-on vraiment pour ou contre la violence, la guerre, la corruption, le mal… et qu’on le soit ou non, cela rend-il la position conséquente, pertinente ? Je te le dis en d’autres mots : quand même serais-tu contre la guerre, est-ce cette position qui va changer le monde ? Surtout que, je te regarde aller et me rends compte que ta doctrine est simple, épidermique, et qu’elle n’est pas de toi… elle concerne simplement la face sombre de l’humanisme occidental : tu détestes, autrement dit, ce qui est marqué de valeur négative dans le système de valeurs dont tu as hérité…
Alors je suis en train de te dire que tu devrais embrasser la nature violente, guerrière et corrompue de l’humain, c’est ça ? Je suis en train de te dire que tu devrais te soumettre à la fatalité, oui ? Je comprends pourquoi tu hais ce genre de discours… qui en fait est encore plus simpliste que la position que je te reproche, qui a le mérite d’être combative.
Non : je dis simplement que tu es à côté de la question.
L’idée n’est pas d’être pour ou contre. Ne vois-tu pas qu’un tel jugement, et d’emblée par-dessus le marché, est un croc-en-jambe à ta propre pensée ? Demande-toi d’abord : quel avenir souhaites-tu pour l’humanité ? Prenons ton opinion sur la guerre. Quel avenir te semble nécessiter une transformation aussi profonde du monde, que l’élimination pure et simple, le déracinement de la plante guerre… ? La comprends-tu, d’ailleurs, la guerre, t’es-tu jamais donné cette peine ? Est-on bien certain qu’une telle éradication permette l’avènement de l’avenir en question ? Je sais que tu le crois, mais as-tu mis cette croyance en doute, ne serait-ce que pour mieux la fonder ? Sont-ils possibles, cet avenir que tu souhaites, cette élimination de la guerre ? Et si la guerre contenait une force encore plus redoutable, si s’en débarrasser libérait quelque calamité insidieuse ? Je ne réponds pas à mes questions, tu sais, j’interroge : se les a-t-on posées ?
Et permets-moi d’aller un brin plus loin. Toi et moi, nous avons nos idées, très différentes, je te l’accorde, sur les chemins que devrait emprunter l’humain pour voir son avenir s’ouvrir. Mais se demande-t-on si, réellement, l’animal les veut vraiment emprunter, ces chemins ? Mieux encore, s’ils lui conviendraient, lui iraient bien, n’en feraient pas un animal débile, triste ou laid… s’ils le vitaliseraient… Parlons en éleveurs, puisque nous nous permettons si bien de juger de ce que l’animal devrait devenir : s’est-on arrêté à se demander ce dont il a besoin pour le devenir… ou seulement s’il pourrait le devenir sans n’être plus que l’ombre de lui-même ?
Autre chose. Tu sais qu’il y en a qui ne parlent qu’amèrement de l’humain, qui le détestent et voudraient très consciemment le voir diminué, disparu, rayé de la carte — forme délirante et égotique de désir suicidaire, si tu veux mon avis. Toi même, qui me dis que tu aimes les gens — et je te crois – je crains parfois que tu n’aimes pas l’humain, que tu n’aies pas la force d’aimer l’humain… que ce soit là tout ton humanisme, à la fois son fondement et ses conséquences. Mais je dérive : je ne veux pas t’imputer de simples doutes.
Le peux-tu, sincèrement, passer tes jugements de valeur à travers le crible que je te propose plus haut ? Attends avant de me répondre… Je crois qu’une personne de probité en aura pour au moins cinq ans, si ce n’est une vie, à accomplir une telle entreprise.
Et je ne te dis pas que tu seras ensuite d’accord avec moi, que tes conclusions seront les mêmes… De toute façon tu crois encore que je veux te vendre un certain fatalisme, que je suis de droite, rétrograde, de courte vue… Si je te disais que ton erreur d’idéaliste est aussi une erreur de logique, une faute dans l’ordre des catégories de pensée ? Lorsque tu fulmines contre les guerres qui ravagent le monde tu es touché par l’hécatombe, ton idéalisme vibre d’une façon toute organique, toute ancrée dans ton corps, dans tes sens… mais aussitôt tu te retournes et tu t’attaques au concept de la guerre, et tu ne le vois pas mais c’est alors un mot que tu fustiges, une idée. Je te dis que ton concept, il n’a jamais tué personne et n’effleure pas même le phénomène que l’on appelle « guerre » qui, lui, est beaucoup plus dévastateur, coriace… enraciné dans un terreau complexe de faits et intérêts… Autrement dit, tu n’as évidemment aucune idée de ce dont tu parles – moi non plus d’ailleurs. Tu crois que la guerre est une folie humaine, une erreur de l’homo sapiens. Je ne dis pas que je la connais — ni toi ni moi ne l’avons « faite » —, mais je suis convaincu qu’elle est la manifestation — humaine, oui — de quelque chose de beaucoup plus ancien, profond, atavique…
« Guerre est comportement avec racines dans la cellule unique des mers primordiales. Mange quoique ce soit que tu touches, ou cela te mangera. » Cela vient du cycle de Dune, de Frank Herbert. Je l’ai traduit pour toi. L’économie d’articles et le style brut reflètent une simplicité qui est très évocatrice dans l’original. Est-ce que le romancier-philosophe cherche ici à justifier les comportements guerriers des personnages du cycle de six bouquins ? Quiconque fait le tour de l’œuvre devra se rendre à l’évidence : Herbert ne cherche pas à justifier quoi que ce soit, il nous fait la preuve tout au long du cycle qu’il est possible de tenir en bride sa morale et sa sensibilité afin de laisser l’esprit peser les phénomènes avec probité. Pourquoi je te parle de lui ? Peut-être parce que je sais que j’aurais pu avec lui me délecter de désaccords de plusieurs heures – alors qu’avec toi ils m’ennuient souvent, me fatiguent, voire m’exaspèrent…
Pourquoi cette différence ? Le sens moral de Herbert est humble — à sa place — et je crois que pour composer ses épopées il s’est d’abord soumis à l’observation, au désir de comprendre les courants de fond de l’histoire des sociétés humaines et de la psychologie du pouvoir. Son sens moral se place dans une hiérarchie cohérente, espèce de valet ou de fou de cour de la nature humaine, des circonstances du pouvoir, des conditions de la conscience… Si tu veux, c’est dans un voyage par-delà bien et mal qu’Herbert s’engage, son sens moral avec, et le lecteur à sa suite — si ce dernier sait lire… Il nous donne un récit de Grande Politique comme la voyait Nietzsche : supranationale et avec des vues s’étendant sur de multiples générations ; entreprise ambitieuse de culture du potentiel humain.
Humilité et bonne foi ici sont des clés : pour voir suffisamment loin, il faut se soumettre, raison, sensibilité et sens moral inclus, aux grands schémas, attendre avant de tirer des conclusions, et toujours être prêt à jeter celles-ci lorsqu’elles sont usées. L’idéologie et la morale ont alors des fondements et une importance réels, mais doivent se soumettre à de multiples facteurs pour avoir une chance de féconder le réel. Tu pourrais dire que la Grande Politique doit impliquer le cœur mais n’est pas soumise à celui-ci.
J’espère que je réussis ici à calmer ta réactivité habituelle. Je ne veux pas que l’on soit d’accord et avoir raison m’intéresse autant que de poser un trophée de bowling sur ma cheminée… Tu as soif de féconder le monde, de participer à l’immense entreprise de l’esprit, qui pense le monde et le transforme, parfois laborieusement et avec des résultats imprévisibles, mais parfois avec une efficace démiurgique… Pourquoi t’emmêlerais-tu les pieds dans les boucles du pour et du contre ?
N’as-tu jamais vu les forêts foisonnantes de révélations et les vallées combinatoires qui s’ouvrent devant l’esprit qui, un moment, ne s’empêtre plus dans le binaire des discriminations ? As-tu vu les percées de gloire solaire, qui éclairent tout d’une lumière sans pareille, une fois qu’une ouverture se forme dans la lourde chape des préjugés communs ?
Laisser ton esprit courir et embrasser la complexe richesse des phénomènes qui pour l’instant te rebutent et te font rugir ne va pas faire de toi le réactionnaire que tu détestes, l’assis de bibliothèque incapable de prendre position que tu méprises. Je t’invite à poser un regard neuf sur les institutions régulant ce monde, sur l’ennemi si tu veux, en observant guerre et pouvoir comme des phénomènes qui sont non volontaires : comme l’eau de la rivière forces naturelles cherchant chemin. Je suis convaincu que l’État, par exemple, que tu fustiges aussi en soi et en totalité, n’est qu’un canal de concentration du pouvoir et de monopolisation de la violence. Bien rodé, il limite la diffusion de cette dernière et permet la floraison de la paix, de la culture et du commerce. Épuisé, flétri et devenu foyer d’infection, comme tout organisme ayant dépensé toutes ses forces, il mérite de laisser la place et de passer aux livres d’histoire. Tu vois bien qu’il n’y a là rien d’apologétique… J’avance que le mieux que l’on puisse espérer faire est de gérer l’agression et la domination ; que l’État, en plus d’être un véhicule de domination, sert aussi précisément cette fonction. Je ne crois pas que ce soit fataliste. J’aime mieux gérer la pluie et les débordements de rivière que de partir en croisade contre les nuages.
Le voyage outre-idéologie que je te propose ne nie ni ne remplace le politique : il l’approfondit et le charge d’une gravité et d’une portée nouvelles, autrement dit il l’élève à la Grande Politique. Tu voudrais que l’on remplace un gouvernement inapte et corrompu ? Je suis très d’accord avec l’idée. Mais il faut d’abord prendre conscience de l’ampleur des responsabilités qui nous incomberont, de la boîte de Pandore que nous ouvrirons si l’on ne sait organiser le chaos des forces pour un temps libérées par tout changement de pouvoir ou de paradigme politique ; il faut savoir l’érosion rapide et délétère des nouvelles institutions si elles ne sont fondées en conscience de leur première fonction : gérer et canaliser ce que l’humanité véhicule en elle et hors d’elle de plus destructeur. Sans cette fonction, l’État comme organisme serait tout simplement absurde, comme une espèce qui ne participerait par aucun échange à son écosystème… aussi bien dire qu’il n’aurait tout simplement jamais existé.
Tu vois, ce n’est pas tant mon opinion que je mets de l’avant dans les objections que je te présente, mais plutôt le souci de la portée potentielle, de la fécondité de nos pensées… je nous veux conscients de nos responsabilités intellectuelles et de la rigueur nécessaire pour éviter l’inanité qui nous guette tous…
Mais j’ai négligé un point : l’on parle ici de faire face aux aspects les plus difficiles, voire horrifiants, de la bête humaine. Faire face à cela, tenter d’y comprendre quelque chose, et sans s’en raconter, demande une dureté de caractère qui n’est pas donnée d’emblée à chacun. La possèdes-tu ? Au pire, elle peut se forger en chemin, mais le voyage est périlleux…