Le premier loup-garou

Image de Anne Kervarec, Nuit étoilée

Chapitre 1

C’était inévitable.

Un jour, assoiffé de sang, à se nourrir de chair et à loger la peur dans tout ce qui vivait et rencontrait un tel monstre. Chasser, anticiper, se nourrir, une satisfaction de courte durée, puis la faim à nouveau, rarement une faim reliée à la survie. Sa faim consumait sa vie, ses pensées ratatinaient son cœur et son âme. Il ne jouait pas — avait-il jamais joué  ? — mais sa meute pardonnait à leur précieux pourvoyeur de nourriture sa conduite brutale.

Il était le meilleur chasseur qu’on ait jamais rencontré sous les arbres. Il était plus acharné que tout autre loup sauvage. Dans les vieux bois noueux qu’il traquait nuitamment, aucune autre créature, même de loin, ne lui ressemblait ; pas même ses frères ne comprenaient les pulsions destructrices de leur funestement célèbre congénère, pourtant vécues de manière si pure par lui. Il était différent, totalement différent, depuis le néant d’où il était issu jusqu’au néant où il retournerait. Roux flamboyant à la naissance, pure lumière d’amour et d’énergie insatiable, laquelle présidait à son esprit. Le louveteau était monstrueusement beau : ses pattes de devant arboraient des doigts flexibles plus longs, plus espacés ; celles de derrière étaient plus développées, telles celles d’un lapin ; une fourrure épaisse mais courte, en boucles serrées sur tout le corps ; un museau plus court que celui d’aucun autre loup ; et des yeux si noirs et étroits qu’ils plongeaient comme des échardes de glace partout où leur regard se posait. Le petit était un cadeau du ciel et un monstre. Même l’être surnaturel en question avait rapidement saisi sa différence ; et tous savaient que sa vie sur Terre allait y laisser une vilaine trace.

Une nuit, au moment du festin de victoire d’une chasse sanglante, le loup-garou fut déserté par ses frères. Le festin était un ours, un ours colossal et furieux : l’image même de la mort. Mais ce jour-là, l’imposante carrure du terrible ursidé se mêla aux éclats de glace du regard d’une seconde bête magnifique. Il y eut des bruits venant de tous les côtés : des loups se glissant parmi les buissons entourant le goliath. L’ours redoutable ressentit un tressaillement inaccoutumé de panique. Sa tête menaçante gronda dans l’air, montrant des dents irrégulières qui avaient visiblement beaucoup servi et, en un impressionnant élan d’instinct et de démonstration de toute-puissance sur son domaine, il se dressa sur ses pattes arrières, onze pieds au-dessus des fougères, et poussa un grondement énorme, à faire fuir les oiseaux. Le monde s’arrêta. Tout se figea sous la montagne de chair et de fourrure du titan qui venait de faire trembler jusqu’au cœur des arbres. Tout s’arrêta. Un moment d’immobilité après le grand ébranlement. Tout sang, toute sève, figés dans l’onde de choc du rugissement. Un seul être ne resta pas immobile, celui qui connaissait cette glace dans son essence et nourrissait cet appétit nostalgique autant que le faisait cette plus-que-bête en face de lui. La douleur frappa la nuque du mastodonte. Le géant avait vu un éclair de mouvement dans le moment figé, puis perdit de vue son prédateur terrifiant. Sans cette douleur à l’arrière du cou, l’ours géant n’aurait pu dire exactement où la beauté fatale se cachait. Avec un râlement torturé, l’ours se jeta à la renverse sur le sol. La féroce créature eut deux secondes pour éviter la mort par écrasement, mais ce n’est pas à cela qu’elle pensait. Le goût persistant et familier du sang et de la vie d’autrui à la bouche, la créature lupine fit tournoyer son corps par-dessus l’épaule de sa proie en s’agrippant à son poitrail grâce à ses doigts articulés pour se soustraire à l’énorme masse qui tombait. Une chute fracassante, un dernier râle à vous couper le souffle, interrompu dans le gargouillement de son propre jus, le son délicat de crocs glissant dans la chair, puis l’horrible déchirement dont l’issue était la paix éternelle ou la chute en spirale. Tout autour ;         le silence         la peur             l’immobilité.           L’ours lui-même n’avait pas eu le temps de prendre deux respirations avant que sa gorge fut arrachée. Total silence tandis que le tueur abreuvé de sang savourait le premier délectable morceau d’un repas bien gagné, puis plongeait sans même mâcher, et plongeait encore dans la gorge de sa victime, poussant sa force meurtrière plus profond et plus profondément encore, le plaisir de dominer totalement déchaîné, une extase dévorante emplissant l’abdomen du carnassier. Aucune pensée, que la satisfaction et la débauche. Le loup-garou ne mangeait pas. Il goûtait et ressentait. Ses frères avaient commencé à quitter la scène dès après la troisième plongée frénétique de leur champion de chasse, en partie parce qu’il avait à lui seul et de son propre chef défait la plus formidable bête qu’ils eurent jamais rencontrée, et largement parce qu’ils ne pouvaient souffrir d’avoir à craindre à ce point un frère, qui plus est un frère qu’ils côtoyaient nuit et jour, peu importe combien similaire il leur était, ou différent, ou plus efficace qu’aucun d’eux. Surtout par peur, ils abandonnèrent leur congénère.

 

Chapitre 2

 

Le loup solitaire repose, sans faim, à côté de la bête dix fois plus volumineuse que lui. Il l’avait abattue la veille. Il n’avait jamais éprouvé cela auparavant. Être abandonné, seul … vide. Son court museau appuyé sur ses pattes semblables à des mains, attendant que ses pairs reviennent, et sachant fort bien qu’ils étaient partis sans signe de retour. Et ainsi il attendit. Il pensa. Il n’avait jamais eu le temps de penser, son esprit sans cesse occupé de la prochaine chasse. Contrairement à vous et moi, la créature lupine ne connaissait pas de mots, ainsi, quand elle pensait, c’était avec des images et des sensations, comme la sensation de curiosité à la vue d’un oiseau ou pour ce sentiment d’abandonnement. Une autre nuit passa. Il ne se leva pas, ne mangea pas et ne pleura pas. Seulement, de temps en temps, il réajustait le poids de son corps allongé, éveillant parfois un froufrou d’ailes parmi les oiseaux noirs qui dépeçaient la monumentale carcasse de l’ours récemment mis à mort. Le prédateur affalé était si immobile qu’il pouvait entendre les asticots qui se tortillaient à l’intérieur de l’ours et desquels des oiseaux plus petits venaient se nourrir. L’étrange loup n’avait pas repris une seule bouchée depuis qu’il avait réalisé que ses frères ne se ramèneraient pas pour partager le festin, ni non plus avait-il le désir d’avaler ou de cracher ce qui lui en restait dans la gueule. À présent seulement sut-il qu’il avait connu la joie, car, maintenant qu’elle était partie, il ressentit de la tristesse pour la première fois. Ainsi il attendit, écoutant et observant la forêt selon des motifs inaccoutumés, sans pensées, immotivé. Il n’avait pas envie de chasser. La prédation n’occupant plus son esprit, il ne savait plus quoi en faire : alors il observait, cherchant de l’autre côté de ses yeux quelque intérêt à la vie. Tandis que le temps s’écoulait, infiniment lentement, infiniment long, il s’interrogeait sur ce qu’il voyait, sur les images que ses yeux sensibles à la lumière lui apportaient et sur les notions qu’évoquait ce qu’il ressentait.

Pourquoi les oiseaux viennent-ils et mangent-ils ce qui reste ? Ils doivent y trouver un plaisir autre que celui de tuer ! … Mais lequel  ? …

Combien de créatures y a-t-il  ? … Pourquoi les petites se cachent-elles sous la terre  ? Comment savent-elles  ? … Cela doit être aussi naturel pour elles que pour moi de chasser et tuer !? …

Comment des créatures peuvent-elles voler  ? … Je …

Je … voudrais moi aussi voler !

Le loup-garou comprit que chaque animal était différent et uniquement lui-même, et que lui-même était … LUI-MÊME !

Rien n’est comme moi ! … Une autre créature peut-elle être comme moi ?

JE ! MOI !

Lui, eux !

Tant de différence… nous sommes tous quelque chose de différent ! … Nous faisons tous des choses différentes ! … Les oiseaux. Les oiseaux volent ! Je veux voler ! … Je veux faire comme eux !

Le loup-garou se leva, trébuchant sur ses membres engourdis ; les oiseaux dressèrent et tournèrent leurs têtes avec curiosité, mais ne s’envolèrent pas, se contentant d’observer la grosse bête. Celle-ci se sentit parmi les siens à nouveau et prit une grosse bouchée au trophée de chasse, comme elle l’aurait fait au sein de sa famille — et ainsi firent aussi les oiseaux, avec un peu d’hésitation. Cela avait un drôle de goût, différent de celui de la chair fraîchement tuée. Les oiseaux enfin paniquèrent et s’envolèrent dans le ciel. La créature terrestre voulait tellement s’envoler avec eux, sa meute ; mais elle ne le pouvait pas.

Que vont faire les oiseaux, maintenant  ? … J’aimerais les suivre ! … Je ne suis pas comme eux, mais je n’étais pas comme mes premiers frères non plus… Et pourtant, nous avons mangé ensemble et nous nous sommes sentis frères ! …

Il s’éloigna en titubant, tout en mâchonnant lentement la viande bizarre. Un par un, les oiseaux revinrent se percher sur la montagne de chair d’ours en décomposition. Il observa et réfléchit. Le monde ne lui avait jamais semblé aussi grand et divers que durant ces derniers jours de contemplation ; pourtant, il n’avait pas quitté ce lieu où il avait été laissé seul. Seul. Il se laissa retomber sur le sol. Il n’avait jamais connu l’isolement auparavant, alors il sentit et vécut ce sentiment en se demandant pourquoi une telle impression existait. Il réalisa qu’il avait besoin de compagnons, tourna la tête vers les oiseaux. Des amis, une famille pour se réjouir, pour partager et pour apprendre.

… Oui ! Je veux vivre avec toutes ces créatures ! … Voir ce qu’elles font … et le faire avec elles ! …

Pas seulement les créatures qui volent, mais toutes ! … Peut-être volerai-je un jour … Peut-être mangerai-je autre chose que d’autres créatures …

À ce moment, il découvrit une nouvelle sorte de joie, une qui persistait, différente de l’extase plus forte que tuer lui procurait, une qui durait aussi longtemps qu’il la vivait ! Il y avait tellement à faire ! ; une différente manière de vivre ; une moins intense ; une vie de recherche constante. La conscience dans le loup-garou se demanda s’il pouvait se questionner ainsi pour le reste de sa vie.

Commencer par trouver des compagnons, voilà qui était vital à cette joie…

Il se sentit lié aux oiseaux à nouveau, puis se retourna et vit un lapin qui lui retournait son regard. Il sentit de l’amour. Puis la faim dans son ventre grogna, puis sa gorge. Le lapin s’enfuit dans son tunnel.

… Retournerai-je à la joie de tuer  ? … Je voulais être avec cette créature … Je le veux ! … Plus que d’être seul … Comme j’étais avec mes compagnons de chasse … Je ne pensais qu’à tuer en leur compagnie … Ils ne m’aimaient pas … Ils me tenaient … Ils … avaient peur de moi, comme le lapin …

Je ne veux pas qu’on ait peur de moi … Je veux être … aimé ! Et vivre l’amour ! Comme avec le lapin dans ce bref moment … Je veux vivre la vie ! Vivre comme toutes les créatures ! … Voler … Me cacher dans un tunnel … Ou manger de la vieille viande !

Il ne savait plus où il se trouvait, et son esprit non plus, au milieu de ses compulsions antagonistes. Personne n’appréciait vraiment sa présence ; rien à voir avec le danger qu’elle représentait ; c’était plutôt ce que dégageaient ses yeux, fixes à force d’être assoiffés de vie — ce que personne ne comprenait, même dans les moments d’amoureuse admiration réciproque.

 

(traduit de l’anglais par Fred Lemire)

Appel de nuit sur la rue Sainte-Catherine (récit)

Un type vint vers moi.

Cinq minutes s’étaient écoulées depuis que j’étais sorti de la station de métro McGill, me demandant quelles surprises me réservait cette marche nocturne. Il fumait une cigarette et surgit à ma gauche, d’un pas sans direction. Il me demanda si je parlais anglais. Ralentissant ma cadence, je lui répondis calmement que oui. Il me dit à quel point il était soulagé ; que je parle anglais, car il venait de telle ville et de telle province anglophones ; et aussi que je ne l’aie pas repoussé, geste dont il avait été à répétition la victime durant les dernières heures qu’il venait de passer sur les rues de Montréal. Il me demanda si je vivais ici. Je dis que oui. Il m’exposa quelle impression d’accablement cela lui faisait, cette apparence de froideur et de manque de gentillesse des gens d’ici, qui l’avaient ignoré ou encore lui avaient enjoint de se trouver un emploi, comme s’il était un itinérant ordinaire. Je dois admettre qu’il me faisait un peu cette impression même, sauf que son visage et ses vêtements noirs étaient trop propres, sa voix trop claire et posée. Une voix plaisante à écouter. Il me raconta qu’il était habitué à sa ville de trente mille habitants et qu’il avait été un honnête citoyen qui avait travaillé durant la majeure partie de sa vie ; qu’à cause de cela il n’éprouvait aucune honte à quémander de l’argent maintenant qu’il était dans le besoin. Il me confia à nouveau, avec ses dents noires et sa langue éloquente, à quel point il appréciait qu’une personne, enfin, s’arrête et l’écoute.

Nous nous installâmes sur le trottoir, du côté de la rue, tandis que les yeux de l’homme perdaient de leur lassitude. Nous échangeâmes une poignée de main. Son nom était Mike et le mien était Sam. Sa main n’avait pas enveloppé la mienne comme font les bonnes poignées de main ; à la place, ses doigts avaient agrippé ma main au-dessus du pouce. Pendant qu’il commençait à me raconter son voyage (de sa ville natale à ici), l’impression bizarre demeurait sur ma main. J’écoutai sincèrement son histoire. Il dit que ça lui avait pris dix heures et sept autobus pour arriver jusqu’à Montréal et qu’il devait trouver un certain établissement médical dans cette ville. Il divagua un moment à propos des établissements médicaux de Montréal, regardant à gauche et à droite avec une nervosité croissante. Lorsqu’il fit une pause, je lui dis que j’en savais très peu sur les hôpitaux tels qu’ils existent aujourd’hui, puisque je n’avais jamais eu recours aux médecins ni à leur médecine. Il sourit et me dit qu’il avait vécu tout pareil… jusqu’à maintenant. Sa condition présente demandait qu’il donne suite à une prescription médicale ; c’est alors qu’il produisit une feuille de papier remplie d’une élégante calligraphie à l’encre bleue et de quelques chiffres, dont certains étaient encerclés et surlignés. Pendant qu’il m’en indiquait quelques-uns du doigt et m’expliquait qu’il lui manquait 28,46 $ pour se procurer les médicaments prescrits, je contemplai ses deux petites dents jaunes et noires très irrégulières, plantées sur une gencive inférieure rose et noire qui s’agitait de haut en bas tandis qu’il m’expliquait sa situation. Il pointait et retournait la feuille dépliée sous nos têtes. Je me demandais comment ce devait être pour lui de manger. Il me dit que le mieux que le gouvernement pouvait faire pour lui en ce moment était de lui payer l’hôtel pour cette nuit ainsi que son transport jusqu’à Boston, où on effectuerait une chirurgie spéciale sur son corps. Il dit qu’il devait se faire enlever une tumeur. Sans hésitation, Mike releva son polar et sa chemise, révélant sur son ventre la plus grosse difformité que j’ai vue de ma vie. Chaotique, elle était plus grosse qu’une tête et en avait étrangement la forme. La tumeur présentait les mêmes creux et bosses que s’il y avait un énorme crâne oblong à l’intérieur de ce ventre. Celui de Mike. Il me dit que la tumeur avait consumé une part significative de ses intestins. Il me dit que ce genre de chirurgie échouait dans 70% des cas. L’espace d’un instant, une vague de tristesse passa dans ses yeux, lesquels reprirent rapidement leur ferme détermination. Il ramena notre attention au papier marqué de plis, ses doigts retrouvant le 28,46 $ cerclé de jaune au milieu de la page. C’était tout ce qu’il lui manquait pour survivre cette nuit-là. Il m’expliqua — entre autres choses dont je ne me souviens pas — que, dans moins d’une heure, s’il ne prenait pas la médication prescrite, son corps tomberait en paralysie. Je compris à ce moment-là pourquoi il portait un bandeau noir. La meilleure des raisons, en fait, tout à l’opposé de celle qu’on aurait pu croire à première vue — que ce type d’environ quarante ans faisait parti d’un gang de rue qui ne se vêtissait, sournoisement, que de noir. Non. Il avait le cancer. Un cancer de la taille d’une tête, grandissant dans ses tripes, faisant la guerre à son hôte, mon interlocuteur, Mike.

Mon sac à dos avait été ramené sur l’avant depuis quelque temps déjà, appuyé sur mon ventre, et ma main attendait, prête à y plonger en quête de mon portefeuille. L’honnêteté de la voix, la sincérité de la personne, sans mentionner la bosse maintenant apparente sous ses vêtements, cela avait suffi pour que je décide de donner à cet homme ce dont il avait besoin. J’ai toujours été généreux de mon argent, parfois jusqu’à la naïveté ; je me trouve heureux chaque fois que cela m’obtient un sourire, qu’il soit trompeur ou véridique. D’une façon ou d’une autre, cela les rend heureux, c’est ce que je me dis. Mike continua de parler un moment de moyens de transport et de sa situation, sans oublier de mentionner que son gouvernement allait rembourser toutes les dépenses de son voyage pour sa survie, nommément les 80 000 dollars américains que coûtait sa chirurgie, même s’il n’avait que 30% de chances d’y survivre. Tandis que je lui donnais un billet vert de vingt dollars et un mauve de dix, je lui demandai de ne pas me renvoyer l’argent une fois qu’il serait remboursé, mais de le donner à quelqu’un qui en aurait réellement besoin, comme lui en avait besoin maintenant. Il me fit également le cadeau de reconnaître que l’argent n’était pas la seule chose dont il avait besoin ce soir-là, en acceptant sincèrement une accolade en plus de l’argent. La plus précieuse partie de notre rencontre était la connexion. Nous nous serrâmes les mains. Il me dit, en puisant les mots dans son cœur et en agitant les rectangles de plastique vert et mauve que je lui avais donnés, que l’argent était moins important pour lui que toute l’écoute que je lui avais accordée après cette nuit dans les rues hostiles de Montréal. Nous nous fîmes un beau calin en guise de reconnaissance, une de mes mains retenant mon sac et une des siennes se tenant près de son ventre déformé, deux bras enserrant fermement deux corps à moitié étrangers. Nous échangeâmes un bref regard, une douleur se faisant sentir là où mon corps avait touché la tumeur de Mike. Je plaçai une main sur la douleur et l’autre sur le cœur de l’autre homme, et imaginai de l’amour guérissant dans nos corps. Je gardai mes yeux fermés, nous guérissant tous les deux. Après un moment, sa main vint se poser sur la mienne en signe de chaleureuse et aimable reconnaissance. Il me dit merci. Il voulait continuer. Je ne m’en rendis pas compte, mon corps étant si submergé, que mon esprit n’était pas tout à fait clair et présent. Quelques mots sourds avec l’intention d’atteindre l’autre, mais lancés dans les airs, suivis d’une seconde accolade semi-intentionnelle et j’étais parti.

Je marchais sur l’air, heureux d’avoir pu venir en aide à un de mes frères, sautillant de temps en temps, m’arrêtant pour toucher un arbre ou parler aux gens sur mon chemin vers la maison. C’était une longue marche. Tout en marchant, je me demandais pourquoi je n’avais pas conté à Mike ma propre histoire de la soirée. Pourquoi j’étais sorti du train sur un coup de tête trois stations avant la mienne, un coup de tête que je ne m’expliquais pas à moi-même, tellement elle était illogique ; pourquoi, sur un second coup de tête, j’avais traversé la rue du côté opposé à celui qui menait le plus directement chez moi, encore une fois pour aucune autre raison que celle de suivre l’impulsion du moment. Sans ce carpe diem, je n’aurais jamais rencontré Mike sur le trottoir. Je voulais revenir sur mes pas en courant pour lui dire tout ça, pour qu’il sache que l’univers était avec lui.

Sur le dernier droit menant à la maison, je réalisai que la partie la plus importante de ma sortie n’avait pas été d’aller visiter une boutique de tatouage et un restaurant hawaïen ou de bavarder avec des gens sur le trottoir. Le moment le plus important de mon petit périple avait été ma rencontre avec Mike. Je lui avais peut-être bien sauvé la vie cette nuit-là avec un simple trente dollars ; mais ce dont il avait le plus besoin était sûrement un peu de gentillesse, une oreille attentive pour l’écouter. La preuve qu’il allait se tirer vivant de son cancer et aussi le courage d’y arriver. J’aurais voulu marcher avec lui jusqu’à la pharmacie ; peut-être allait-il avoir besoin d’assistance pour que son anglais soit bien compris si la personne au comptoir ne parlait que le français. Une chose était claire, cependant. Mike avait eu besoin d’un ami à ce moment effrayant de son existence. J’aurais voulu être resté plus longtemps, plutôt que de réduire la distance entre mon dos et mon lit. Il m’avait remercié en utilisant mon nom à un moment donné : « Thank you Samuel ». Je ne me rappelle pas avoir prononcé le sien une seule fois, même si je me souvenais que c’était Mike. Le meilleur avait été presque atteint, mais fut perdu dès l’instant où mon esprit perdit son focus sur le moment présent. Mon nouvel ami, loin de chez lui, avait besoin d’un ami, il avait besoin qu’on l’écoute, mais il avait aussi besoin d’échanger : prendre, donner, prendre, et ainsi de suite. J’avais seulement donné, écouté, donné, puis m’en étais allé. Mais la pièce manquante à ce « donner » était de partager. Nous avons manqué l’occasion d’une conversation entre amis. Elle me manquait, en ce moment de réalisation — en ce moment où il était désormais impossible de la faire naître.

Carpe diem s’en serait souvenu, il aurait honoré le tout nouvel ami et aurait voulu goûter du fruit de cette nouvelle amitié. Tout n’était pas perdu, cette nuit avait été bonne. Seulement, cela aurait dû être mieux ; un mieux à jamais perdu, maintenant. C’est tout ce que je pus faire à ce moment. Et c’est ça qui compte, et je m’aime pour ça.

 

Traduit de l’anglais par Fred Lemire