Suite à un naufrage, quatre enfants disparaissent en mer. Malgré les recherches, on ne les retrouve pas.
Mais, ils sont là, bien vivants, nos enfants. Ils se sont retrouvés sur une île verdoyante pleine de fruits, de noix, de feuilles et de grains. Il y a de la glaise, du bois de grève, de l’eau fraîche, ils ont tout ce qu’il leur faut pour vivre, et même de la joyeuse compagnie : la colorée faune locale.
Ils discutent. La question est de savoir comment ils et elles vont, selon leur expression naïve, « s’organiser ». Plusieurs propositions sont émises.
La première surgit presque comme un réflexe, calquée qu’elle est sur le monde d’où ils viennent :
« Et si, pour chaque décision collective à prendre, nous passions au vote et que ce soit la majorité qui l’emporte ? »
Mais cette idée loufoque est détruite sans difficulté par deux questions coquines.
― Mais si, sur un sujet donné, deux d’entre nous sommes pour et deux contre ? Et si, d’aventure, la majorité d’entre nous se trompe ?
Il y aurait plusieurs autres questions à poser sur cette idée, mais nos enfants se contentèrent de ces deux-là et retournent à leurs réflexions.
Après un petit moment, une seconde proposition, sourire en coin, est bravachement amenée :
― Non. Un seul ou une seule d’entre nous sera le chef ou la cheffe qui dirigera le navire ! Une compétition annuelle — mise au point par nous tous — déterminera laquelle ou lequel ce sera.
L’idée enthousiasma les enfants joueurs et ils commencèrent tout de suite à imaginer des épreuves qui épureraient d’entre le nombre . . . le meilleur ou la meilleure d’entre eux cette année-là !
On fit donc autant d’épreuves qu’il en fallut pour déterminer qui régnerait pendant toute une année. On s’amusa beaucoup, ce faisant, découvrit des talents, des techniques et des limites, entre autres choses.
Puis, on couronna dans l’allégresse la toute première personne de l’année qui se mit, sans plus attendre, à régner.
Sur les autres.
Il est bien évident qu’avant longtemps, parmi ces autres, on pouffa, s’indigna, piaffa, soupira, rechigna et déclara, intempérants :
― Bon, si c’est comme ça, moi j’joue plus !
Il fallait trouver une autre solution. Un jeu plus marrant !
Nos enfants s’assirent et méditèrent ineffablement sur la grève.
Alors, une vérité toute simple leur apparut :
Tous les quatre, autant qu’ils et elles étaient, constituaient, en eux-mêmes — ce qui leur était le plus précieux sur l’île !
Chacun et chacune d’entre eux.
Cela changeait tout.
Les réflexions fusèrent.
― Et pourquoi, premièrement, la question devrait-elle être de savoir qui va diriger le navire ? Sur un navire ou dans une cuisine, ça se comprend, il faut savoir agir vite, on n’a pas toujours le temps de s’étendre en comités ou même, bien souvent, simplement de s’entendre, ce qui prend tout de même un certain temps. Qu’une seule tête doive, dans ces conditions, décider, est alors une solution compréhensible ― quoique cette tête a alors tout de même intérêt à porter attention à l’intelligence collective !
― Mais . . . pour les décisions de la vie en général ? Nous vivons sur une île et celle-ci ne bouge pas, elle reste là, paisible. Alors que nous, nous avons des jambes . . . !
― Et puis même si nous n’en avions pas ! Nous sommes plusieurs, et toutes et tous, nous comptons !
― C’est chacun et chacune de nous, le plus important, pas quelque espèce de vaisseau fantôme hantant la terre ferme !
― Ouais, amusant un temps, pour jouer, mais . . . quelle galère, à la longue !
La nuit tombait. Ils firent un feu et continuèrent de parler.
Oui, bien sûr, pourquoi, au lieu de s’imaginer des navires métaphoriques, peuple, patrie ou nation, ne pouvait-on pas naviguer chacun-chacune dans les petites barques, les petits navires bien concrets qu’on était, chacun et chacune ? Faire des flottilles spontanées à l’occasion sur tel ou tel projet ? Ou pas ? Tout librement ?
Changer de flottille quand on veut . . .
Flotiller de son côté si ça nous chante, quand y’a pas d’urgence.
Dans l’élan, on alla jusqu’à philosopher et à légiférer.
La véritable unité ne peut exister que dans la plus entière des libertés.
La seule prérogative collective pourrait être de pourvoir aux besoins et au bien-être de chaque individu.*
* On nota que cette prérogative avait bien sûr pour corollaire l’importance de maintenir des conditions environnementales viables pour tous.
On se questionna toutefois à propos de la pertinence des insectes piqueurs.
Bref, dans l’enthousiasme, il fut décidé non pas de « s’organiser », mais bel et bien de vivre ainsi. ― Euh, à survivre, en fait, dans le cas des dits insectes piqueurs.
Quant au reste, ils et elles sur leur île toute belle vécurent heureux ainsi un temps.
*
Sauf qu’un jour, une question émergea sur laquelle, malgré maints cercles de parole et retraites méditatives sur la grève, on n’arrivait pas à faire l’unanimité.
Tout le monde trouvait que la mésentente s’éternisait, que ce soit en parole ou en pensée. Et il subsistait un malaise.
Il fut enfin un jour suggéré :
― Tant qu’à continuer éternellement à débattre, faisons-le par des fables !
― Yeah ! Des concours, des duels de fables ! Des joutes épiques, que nous consignerons dans des rouleaux d’écorce !, telle fut la réaction pleine de liesse.
La première « fable » gagnante fut celle-ci :
Un poisson sort la tête de l’eau et s’adresse en ces mots à l’assemblée des humains qui délibérait dans la clairière :
« Voici, humains, comment vivent les poissons : chacun de nous est constamment menacé d’être mangé par un plus gros poisson ou quelque autre bête plus forte, ou plus habile, ou plus rusée, ou encore par plusieurs poissons plus petits, mais mieux organisés et équipés, et cætera.
(Oui oui, le poisson dit réellement : « et cætera » !)
― Cependant, continua-t-il, « et voilà toute l’affaire, en tant qu’humains, vous pouvez faire mieux ! Vous n’avez pas à vivre comme les poissons. Tout a toujours une solution pour les humains, demi-dieux que vous êtes !
Exercez votre magie !
Nous, nous ne sommes jamais tranquilles, en sommes réduits à nous entre-dévorer ! Donnez-nous à manger, nous sommes amicaux, au fond — et en surface aussi ! On aimerait ça jouer avec vous ! »
*
Par la suite, les enfants, davantage conscients des responsabilités inhérentes au potentiel humain, s’appliquèrent mieux à trouver des solutions aux mésententes — et plus créativement qu’auparavant.
Non seulement on en trouva, des solutions, et tout plein, mais on s’amusa aussi énormément à les chercher, ainsi qu’à les mettre au point.
Et la vie continua, s’améliorant sans cesse, à travers les erreurs, les succès, les échecs, les défis, les œuvres, les imperfections, les efforts, les petits et les grands miracles, les drames, les comédies . . .
On se remit à faire plein de compétitions d’idées et d’habiletés, parce qu’on aimait trop ça, se mettre à l’épreuve et relever des défis. Quiconque pouvait proposer une nouvelle compétition. Pas de discrimination. Mais on le fit toujours désormais en ayant pour but de rendre la vie plus pleine et plus agréable ou alors de résoudre quelque problème ― ou simplement pour jouer.
Pas pour régner sur les autres !
Cela veut-il dire qu’aucune tempête, jalousie ou trahison ne se pointa jamais plus le bout du nez ? Non, bien sûr, cela arriva encore.
Mais le pacte social des enfants fondateurs faisait que les doléances de l’une ou l’autre étaient importantes, entendues, voire écrites et précieusement conservées, certainement considérées ― et cela faisait toute la différence.
Ils n’oubliaient pas d’exercer leur magie.
La magie de vivre et d’aimer, de créer et de solutionner, bien sûr, mais aussi celle d’écouter et d’exprimer, de montrer, d’étudier. D’être. D’observer, contempler.
De prendre le temps de respirer.
De communiquer, voire communier — la belle affaire !
Et même de faire parler ― pour mieux les entendre ― les poissons.
Ou les enfants libres d’une certaine île dans l’azur.