Avant le peuple, l’individu comme grande idée ou : la façon perso

Fred Lemire — Dessin
Dessin : Frédo

Dernière mise à jour : 26 octobre 2022


On parle un peu partout d’indépendance des peuples, souvent même de façon très stratégique, afin de trouver comment les dégager des carcans qui les enferment, mais aussi, déjà, comment les rassembler, les unir, ces fameux peuples, en actions fondatrices d’eux-mêmes.

Pour commencer, je suis le premier à être d’accord pour dire que plus petit, c’est mieux. Et en réseaux.

Mais combien plus petit ?

Et . . . si le dénominateur commun était l’individu ? Et si c’était ce qui nous unissait ?

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Le subjectif a longtemps été mis de côté par une science qui se voulait unique de par son objectivité mais qui a négligé le fait que la réelle objectivité inclut aussi les subjectivités.

De même le moi est-il devenu, sous la plume de mora­listes douteux, égoïste par nature. Et l’individu — pas­sible d’individualisme, bien sûr, chose impardonnable !

La politique telle que pratiquée aujourd’hui dans la plu­part des parlements du monde est . . . intéressante . . ., mais . . . comme il peut être intéressant de regarder par le mauvais bout d’une lorgnette ; les gens vus à travers elle semblent tellement petits !

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Si la société actuelle est si divisée, n’est-ce pas, peut-être, justement parce qu’on prend la lorgnette par le mauvais bout ? Qu’on pense ne pouvoir assurer aux in­dividus la sécurité qu’à travers un « État », archétype du groupe uni, « civilisé » — mais aussi rendu inerte et, de là, corruptible ? Ne faut-il pas, au contraire, pour ob­tenir des associations qui soient véritablement libres et significatives, et surtout vivantes, partir, fondamenta­lement, des personnes qui en sont constitutives et tenan­cières et leur donner les outils de navigation et de tra­mage des constellations sociales de demain ?

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Dans la grande société où je m’imagine vivre heureux un jour, j’aurais un juste pouvoir sur ma vie, je pour­rais, mieux qu’actuellement, y planifier mes expé­riences, mon parcours, bref, ma destinée. Ce serait une société de proximité où mon entourage serait le fruit de choix identiques ou réciproques. Ma vie, pour ainsi dire, y serait enchâssée dans une continuité constam­ment communiquée et optimisée (agencée et réagencée localement), constituée de modes de vie divers, respec­tueux les uns des autres et, avant tout, . . . des personnes.

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Les peuples véritables sont, il me semble, subordonnés à l’individu, aux individus, et non l’inverse. Un véritable peuple ne pourra émerger, me semble-t-il, que de la libre association d’indivi­dus qui se seront mis ou trou­vés d’accord dès le départ, avant même la formation de chacune de leurs associa­tions — et qui peuvent changer d’association ou se réagencer à tout moment.

Cette vision — qu’on pourrait appeler la façon perso — a l’avantage de pouvoir séduire la pensée que j’entends à gauche selon laquelle on ne doit laisser personne der­rière — de même que celle que j’entends à droite, qui encourage la réussite individuelle.

Pourquoi d’ailleurs la réussite individuelle devrait-elle se faire au détriment d’autrui ? Il y a bien sûr d’autres façons de faire, plein de façons de faire, et du gagnant-gagnant, à part ça ! La beauté de fonder la société sur la personne, c’est que ça institue de facto une justice uni­verselle : si on prend soin de chaque personne et de ses rêves, on la protégera du même coup de ce qui peut lui porter préjudice.

D’aucuns trouveront cela radical ; je ne les contredirai pas : je souhaite en fait voir neutralisées, voire rendues obsolètes les racines corrosives de la doctrine qui veut qu’il y ait des gagnants et des perdants : le décapant capitalisme.

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Soit dit en passant . . .  On dit la droite individualiste, mais elle mène souvent à du collectivisme !  Une grosse compa­gnie dont tous les profits vont au sommet de la pyra­mide hiérarchique, cela ne vous rappelle-t-il pas, étran­gement, les sociétés d’insectes ?

Et une fourmi, . . . c’est pas ce qu’il y a de plus individua­liste, quoiqu’en dise la fable !

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Mais revenons à nos moutons. Les peuples qui acquièrent leur indépendance, délimités par des fron­tières plus ou moins arbitraires et des constituants plus ou moins passifs, accoucheront de peuples sans doute plus significatifs que la masse dont ils s’extraient, mais ils resteront compromis à proportion de leur immensi­té même. Autrement dit, leur unité sera d’autant plus factice qu’ils seront populeux.

Les étages décisionnels, la représentation des masses, les agglomérations, les cloisons, les comités, les sous-comités, la mauvaise communication, les tentations et les menaces venant de groupes occultes, la corruption, la dictature de la majorité pour commencer (fût-elle une majorité très forte) : autant de bris dans le tricot social qui finira à la longue par tout se détricoter et s’emberlificoter.

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Qu’il soit impératif de former une unité à aussi grande échelle est une vision qui date, telle est mon impression du moins, du temps des royaumes, lesquels avaient besoin d’armées, de champs de ci, de ça, d’industries, de main d’œuvre en masse . . .

On n’a pas besoin de tout ça pour vivre. Ça peut être beaucoup plus simple. Les fruits poussent, on les cueille, on se fabrique des maisons, on va au magasin acheter de l’encre et du papier, on échange avec ses voisins, on s’apprend des trucs, on s’amuse et on rigole comme on peut — parfois même plus —, on prend soin les uns des autres et de nos forêts, nos lacs, nos jardins, nos ateliers, nos œuvres, on communique . . .

Qu’a-t-on besoin des armées ? Des polices ? Des « gou­vernements » dont l’hégémonie s’étend sur d’énormes territoires ? Qui jouent gros et dur, à leur titanesque ni­veau, sur la scène internationale ? (Jeu, fort malheu­reusement, que presque tout le monde joue, à différents degrés, en ce début de troisième millénaire qui à la fois s’éveille, prétendument, et tout aussi assurément court à la catastrophe. — Que va-t-il se passer ?)

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Même la gauche mainstream, cette gauche qui se dit pourtant progressiste, jusqu’à maintenant, a surtout maintenu l’attention sur le fait que la solution passait par le groupe, par le regroupement, et ne s‘est attardée que très discrètement, que très abstraitement, voire négativement ou de façon réductionniste, à l’individu, c’est-à-dire en tant que masse ou catégorie : « les pauvres », « les travailleurs et travailleuses », telle ou telle minorité, le peuple, etc.

J’ai peur que l’on passe ainsi — et un peu trop vite — à côté de quelque chose d’essentiel et de primordial, phi­losophiquement parlant : la personne.

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Les dauphins, les chiens, les éléphants sont-ils des per­sonnes ? L’être sensible, bien entendu, est au cœur de cette primauté et mérite reconnaissance. Nous pour­rions peut-être nous entendre pour entendre par le mot de personne : « être communicant » ; cela s’accor­derait en tout cas avec l’étymologie du mot, car :

(. . .) « personne » vient du latin persona, terme lui-même dérivé du verbe personare, qui veut dire « résonner », « retentir », et désigne le masque de théâtre, le masque équipé d’un dispo­sitif spécial pour servir de porte-voix.

universalis.fr/encyclopedie/personne

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Il me semble évident que les associations d’individus — entre toutes les choses qu’il est possible de faire — se doivent d’être bien faites, c’est-à-dire en ce cas par le libre et préalable assentiment des individus eux-mêmes, éclairés des possibilités imaginables et des li­mites empiriques.

Aller dans l’autre sens, prendre par exemple un en­semble X d’individus (vivant sur un territoire Y, met­tons) et établir qu’une majorité Z dictera la norme, c’est, il me semble, rater la cible de très loin. C’est se condamner à considérer les personnes comme des troupeaux qui doivent être guidés et . . . exploités. Mais nous faisons bien plus que peupler, ici-bas ! Nous tis­sons, nous tressons des relations qui, mises toutes en­semble — constituent ni plus ni moins que le monde !

Nous ne percevons pas tous aussi bien cette contradic­tion, mais, depuis la venue des réseaux sociaux, nous la percevons de mieux en mieux — malgré les tentatives désespérées du vieux système pour se maintenir, à coups de mensonges, de propagande, de cancèlations et de frayeurs montées de toutes pièces.

Mais le vieux système hégémonique pourrait tout aussi bien se rompre net sur cette ligne de faille même, de par l’éclosion d’outils et de pratiques qui remettent l’individu au centre. Tous les individus.

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L’individu, la personne, toutes ses possibilités, finies et pourtant infinies, ses merveilleuses et tragiques sensi­bilités, son histoire live, n’est-ce pas ce qu’il y a de plus fascinant, attendrissant et potentiellement grandiose ?

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Il me semble bien que si on partait de l’individu plutôt que de la collectivité, on aurait une base beaucoup plus solide, d’abord plus riche, plus multicolore, mais aussi moins abstraite, et, on l’imagine, plus compatissante, plus ouverte. Évidemment, il s’agira d’informer les indi­vidus des sociétés mouvantes et clignotantes qu’ils forment réellement et potentiellement entre eux.

Tout en respectant certaines limites, il s’agit, n’est-ce pas ?, d’optimiser nos rêves (il faut bien sûr s’épanouir sans nuire à autrui ; cela demande tout de même un peu de vue d’ensemble : d’écoute, tout d’abord, de sen­sibilité, mais aussi d’audace, d’imagination, une cer­taine sobriété, une bonne diète multidimensionnelle, ainsi que de l’ingéniosité ; et s’épanouir absolument sans autrui, jamais, ce serait quand même un peu dom­mage, non ?) ; de répondre aux besoins, avant toute chose ; puis de voir aux souhaits ; nous regrouper sciem­ment et fluidement selon des paramètres établis par chacun et chacune de nous ; que nos choix, incidem­ment, ne nuisent pas à autrui, aux autres communautés ni à l’environnement . . . ni à . . . (De combien de règles d’or avons-nous besoin, au fait ?)

La façon perso, hein ? — Une approche qui change de l’indi­vidualisme ironique !

*

Mais admettons un instant que cela serait, nos enfants continueront encore quelque temps de naître dans des sociétés qui ne leur ressembleront pas nécessairement et ils se retrouveront dans des situations assez sem­blables à celles que nous connaissons actuellement, avec leurs structures préétablies et tout ce qui en découle : frustration, exclusion, rébellion, etc.

C’est pourquoi, je pense, il faut garantir à tous, et dès l’enfance, une immunité individuelle inaliénable. Ce serait le rôle de l’école ou de l’asternelle d’offrir un lieu pro­pice à l’exploration, à l’orientation et à l’expérimenta­tion auprès de guides-accompagnateurs. S’assurer aussi que les outils de navigation, protocoles, langues, codes et interfaces, ce dont est tissé le monde de l’ère com­municationnelle, soient bien compris et maîtrisés par chacune et par chacun.

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Renverser la tendance. Plutôt que de nous apprendre à obéir — d’abord aux parents, puis aux professeurs, puis aux employeurs, le tout constamment encadré par les lois écrites et non écrites —, si, au lieu de ça, nous nous apprenions plutôt à découvrir les possibilités qui nous sont offertes, selon nos aptitudes naturelles, nos rêves et nos aspirations, capricieuses comme profondes ?

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En Islande, en Écosse, au Québec et en France, un peu partout de par le cosmos, on tripe sur l’idée d’écrire des constitutions.

Je me demande si on a déjà — sûrement que oui, à tra­vers tout le Cosmos ! — songé à établir dans une consti­tution la nécessité d’un solide système de communica­tion qui permettrait de soutenir chaque indivi­du dans la construction et les métamorphoses de sa vie ?

Nous sommes ingénieux. Ce n’est pas un défi au-dessus de nos forces que d’établir un tel système ; ce pourrait même être généralement fort agréable !

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Bien sûr, les habitants d’un même territoire — d’une même planète, mettons — devront se mettre d’accord entre eux quant à l’utilisation des ressources et au maintien de la santé de l’environnement à tous ni­veaux.

Imaginons un instant une « ère communicationnelle » où il y a des outils autodocumentés que des êtres divers et changeants utilisent pour optimiser leurs interac­tions et l’usage de leurs ressources, lieux d’habitation, etc. ; où chacun-chacune peut littéralement concevoir son propre environnement durable ; où l’on est égale­ment en mesure de naviguer aussi librement que pos­sible entre ces environnements ; et où, dernières mais non les moindres, des écoles et des « retraites » four­nissent des lumières quant à l’élaboration, adaptée pour cha­cun et chacune, de voies menant à n’importe quelle : en­vironnement, activité, personne ou chose, existant⸱e ou possible.

Je pense en fait que si chaque environnement, aussi local et aussi unique puissions-nous l’imaginer, était littéralement choisi par ses constituants, chacune et cha­cun d’entre eux, et ne causait pas de dommage aux autres environnements — la règle d’or appliquée aussi aux associations et aux communautés —, on se sentirait bien mieux sur cette planète.

*

Aussi onirique que ce portrait puisse sembler en ce monde d’aujourd’hui qui semble aller à sa ruine, est-ce que l’idée d’un monde communicationnel et émergent n’est pas à tout le moins une avenue intéressante à har­diment, sérieusement, considérer et tenter ?

En fait, si nous ne nous entre-détruisons pas complète­ment avant d’arriver à le mettre en place, ce monde communicationnel, nous disposons sans doute, sur cette planète particulière du cosmos, de beaucoup, beaucoup de temps pour perfectionner et diversifier une sorte de permaculture multidimensionnelle inté­grée, émergente, ouverte, viable, globale, sans oublier bariolée, veillant à l’innovation, au maintien, à la res­cousse, à la contemplation . . .

*

Les véritables peuples sont unis. Les véritables peuples foisonnent et sont divers. Ils ne sont pas nécessaire­ment grands et se trouvent d’ailleurs mieux petits. Ils s’associent et se réassocient constamment ; ils évo­luent, librement, diversement. Solidement et fluidement. En toute intégrité, en toute conséquente fluidité éclai­rée. Bien sûr, ils doivent se communiquer, disposer d’outils communs, ou du moins d’un « protocole d’arri­mage communicationnel » . . . c’est-à-dire, à la base, se parler et s’écouter, tout simplement.

Il m’apparaît comme une évidence qu’il serait en fait très intéressant de nous doter d’un système qui veille­rait au bien-être et au développement de chaque indivi­du, de lui tendre la main, de l’aider au maximum dans son autodétermination, son développement, ses forces et ses loisirs. Plus, si affinités.

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L’arrivée de l’internet a ouvert une fenêtre sur une ère de nouvelles possibilités sur le plan des communica­tions. Il faudrait peut-être s’empresser de saisir cette occasion pour retisser la société par la base à l’aide de ce puissant outil — avant que la fenêtre se referme !

Ça se trame en ce moment même, je dirais.

Cela peut se faire sans l’internet, bien sûr (et ça serait sans doute moins rasoir, tiens : un internet en car­ton ?), mais le feu est pris dans la baraque et une solu­tion rapide doit être prise. Les temps sont plus que mûrs !

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Tout système aura contre lui sa propre étroitesse. Mais un système qui vise le bien-être de tout individu peut-il être appelé étroit ?  N’est-ce pas au contraire l’élargisse­ment que tout individu attend ?  À quand une belle una­nimité là-dessus ?

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Il est dans la nature du « pouvoir sur » de dominer, de contrôler, de standardiser, d’uniformiser, de limiter, de robotiser, bref, de déshumaniser afin de pouvoir utili­ser, voire détruire, jeu auquel il n’y a pas vraiment de gagnants. Nous pouvons faire bien mieux que cela en cultivant et libérant le « pouvoir de ».

Un certain « pouvoir » s’est concentré dans les mains de quelques-uns. Mais le pouvoir est une chose à réexa­miner. Qu’est-ce exactement ?  Qu’est-ce, sinon ce que nous pouvons de meilleur ?  Mais bien sûr !

Il s’agit donc, individuellement et collectivement de trouver comment. — Essayons, à tout le moins !

 

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